Croisière du 24 septembre au 1er octobre 2019.
A l’ombre de l’église Saint-François d’Assise de Vienne, en un ballet incessant, une multitude s’affaire pour apprêter le beau bateau blanc. Mardi : c’est « jour de change ». Posé sur la robe veloutée du Danube, le MS Symphonie se prépare à accueillir ses nouveaux passagers pour un voyage de mille kilomètres sur fleuve de légende, promesse d’un émerveillement de chaque instant. Ils sont 94, de dix nationalités différentes, salués par le sourire de Julien et d’Alexia, le commissaire de bord et l’animatrice.
Ils arrivent d’Aquitaine et du Québec, de Macédoine et d’Israël, de Catalogne et d’Australie, en couple, en famille ou entre amis. Il y a ceux qui célèbrent un voyage de noces ou un anniversaire de mariage, ceux pour qui la croisière fluviale est une première, d’autres pour qui elle est un art de vivre, une expérience paisible et romantique, propice à la rêverie. Il y a les fidèles et les nouveaux, ceux qui viennent et ceux qui reviennent, ceux pour qui c’était un rêve. Tous épris de culture et d’évasion, friands de découvertes, de rencontres et de partage ; tous avides de voyager autrement. Le Danube, sage et grand, les attend.
Carole habite Pau. Elle sait tout, ou presque, de ce fleuve allégorique empreint de douceur, qu’elle retrouve comme on retrouve un vieil ami, avec une infinie tendresse et un plaisir sans cesse renouvelé. Elle a lu les poèmes d’Attila József et les contes d’Andersen, Jules Verne, Magris et Chateaubriand, dont le Danube a nourri l’inspiration. Tous ont rendu hommage à ce long chemin silencieux, témoin de siècles d’Histoire, qui sinue avec une majestueuse insouciance entre monts et merveilles, riches campagnes et larges prairies, traversant dix pays et quatre capitales sur son « cours de sept cents lieues ».
Le compositeur Johann Strauss fils lui a même intitulé son célèbre opus 314, suite de cinq valses aux multiples nuances entrée dans l’histoire sous le nom de « An der schönen blauen Donau » : Sur le beau Danube bleu. Le premier tube planétaire de l’histoire de la musique, joué chaque année plus de 300 000 fois, que l’on entend aussi bien à l’opéra que dans la bande originale de « 2001, l’odyssée de l’espace », « Mr Bean » ou des classiques d’Hitchcock.
Bleu, jaune, gris ou blond, chacun voit dans le Danube la couleur de ses propres émotions… Au soleil rasant, voilà qu’il se moire bientôt sous une lumière sirupeuse, prend des reflets cuivrés. Après la joyeuse présentation de l’équipage, dans la fraîcheur du soir naissant, le MS Symphonie a levé l’ancre. Silencieusement, il s’est lancé entre le ciel et l’eau, à la rencontre d’une pléiade d’émotions.
Ancien château de la Maison des Babenberg devenu monastère bénédictin, l’abbaye de Melk surplombe le Danube, dressée sur un éperon rocheux. C’est la première escale du Symphonie. Deux bus attendent les passagers, pour les conduire au cœur de ce centre spirituel et culturel qui rayonne depuis plus de mille ans, éminent chef d’œuvre baroque où le jaune des façades marie le vert des jardins et où se mêlent marbre, bois précieux et feuilles d’or. C’est dans ce cadre envoûtant, où chaque pas est une aventure, qu’Umberto Eco a situé l’intrigue de son célèbre thriller médiéval « Le nom de la rose », dont le jeune Adso de Melk est le narrateur.
Deux clés d’or croisées sur fond d’azur, armoiries de l’abbaye, accueillent le visiteur. Elles sont le prélude à un fascinant voyage, de la Cour des Prélats au Jardin du Paradis, en passant la magnifique église et l’imposante bibliothèque, qui figure parmi les plus somptueuses du monde. Entre bois foncé, sculptures délicates et fine marqueterie, véritable écrin de foi et de savoir, elle renferme plus de 100 000 volumes, sermonnaires, précieux incunables et manuscrits anciens, théologiques, encyclopédiques ou historiques, dont le fragment d’une copie de la chanson des Nibelungen.
À peine le temps de lancer un dernier regard à l’abbaye que déjà, au détour d’une boucle, se profilent les vestiges du château de Dürnstein. Ici fut emprisonné Richard Cœur de Lion, de retour de la troisième croisade. La légende raconte que son fidèle héraut, le troubadour Blondel de Nesle, parcourut la vallée à sa recherche, chantant une romance qu’ils avaient composée ensemble. C’est lorsqu’il entendit la voix du souverain répondre au refrain qu’il parvint à le retrouver. Il faut de bonnes jambes pour grimper jusqu’aux ruines de la forteresse. Sasko et son épouse Vera, venus de Macédoine, ne regretteront pas l’ascension, qui leur a également permis une vue imprenable sur la vallée. Le verdict tient en seul mot : « Amazing ! ».
D’autres choisiront de visiter l’abbaye des Augustins, bijou baroque au joli clocher bleu, d’acheter un souvenir à base d’abricot, grande spécialité locale, ou de flâner au gré de la rue pavée qui traverse le village. Une plaque y rappelle qu’ici, en novembre 1805, les soldats des armées napoléoniennes, « à un contre quatre », ont résisté aux troupes russes. Difficile d’imaginer la folie des hommes et la fureur du canon déchirer ce havre de quiétude. Le Symphonie quitte la vallée de la Wachau. Il vogue paisiblement, entre sarments de vignes et vastes vergers. Et comme dans une poésie de Sazerac, le paysage offre à chaque regard une profusion de richesses : « À chaque instant la scène change ; De frais tableaux, d’aspects divers ; C’est un splendide et grand mélange ».